Thomas Römer et Loyse Bonjour, « L’homosexualité dans le Proche-Orient ancien et la Bible »,

« Dans le débat sur l’homosexualité dans le contexte des Eglises, et plus largement parmi les chrétiens, l’argument biblique joue un rôle important voire décisif. Très fréquemment on cite la Bible pour légitimer sa propre position sur la question de l’homosexualité.

Or ce recours à la Bible est une affaire hautement piégée. Les milieux évangéliques et d’autres courants « littéralistes » se réfèrent à l’histoire de Sodome et Gomorrhe, aux interdictions du livre du Lévitique et encore à certaines épîtres de l’apôtre Paul dans le dessein de prouver que la Bible condamne l’homosexualité ; ils affirment que cette condamnation vaut aujourd’hui exactement comme jadis. De l’autre côté, des théologiens homosexuels ou sympathisants de la lutte des gays et des lesbiennes s’efforcent de démontrer qu’aucun texte biblique ne s’oppose vraiment à l’amour homosexuel. Les textes du Lévitique, par exemple, ne parleraient pas de l’homosexualité en général, mais viseraient des pratiques orgiastiques de la population cananéenne. Bien qu’elles paraissent diamétralement opposées au premier abord, ces deux types de lectures du texte biblique partagent le même présupposé. La Bible est considérée, dans les deux cas, comme une sorte de manuel utilisable directement, sans aucune médiation, pour légitimer des prises de position d’éthique sexuelle. On oublie alors que plus de deux mille ans nous séparent de la mise par écrit des textes que nous venons d’évoquer. Pourquoi les auteurs bibliques pour qui l’esclavage ne pose pas de problème et pour qui l’homme est le maître et le propriétaire de la femme (en hébreu, il s’agit du même mot) auraient-ils soudainement une attitude « progressiste » par rapport à l’homosexualité ?

A cela s’ajoute le problème de l’anachronisme. Souvent on utilise le terme d’homosexualité comme si cette expression existait déjà à l’époque des auteurs bibliques. Ni la Bible hébraïque (l’Ancien Testament) ni le Nouveau Testament ne connaissent des expressions que l’on pourrait rendre par « homosexualité » ou par « homosexuels », et les traductions qui introduisent ces termes se situent davantage au niveau de l’interprétation que de l’explication. La Bible, comme toutes les cultures du Proche-Orient ancien, ne connaît pas de concept abstrait décrivant une orientation sexuelle. Pour ces civilisations, la sexualité n’est pas un comportement social qu’on pourrait décrire d’une manière isolée, la sexualité est inséparable des autres rôles et fonctions de l’individu dans la société. La différenciation des membres d’une société selon leur orientation sexuelle est une intervention moderne.

Le terme d’homosexualité semble avoir été inventé en 1869 par un médecin autrichien et ensuite utilisé par des médecins, psychiatres et juristes pour décrire une orientation sexuelle déviante de la normalité[1]. Contrairement aux siècles précédents, la sexualité devint alors un facteur déterminant pour décrire l’individu dans la société, laquelle semblait alors se constituer pour la grande majorité d’hétérosexuels et d’une minorité d’homosexuels. Mais on a très vite dû abandonner l’idée qu’il existe une contradiction insurmontable entre l’orientation hétérosexuelle et l’orientation homosexuelle. Le fameux rapport Kinsey paru dans les années 1950 aux Etats-Unis démontra que trente-sept pour cent de la population masculine nord-américaine avait eu des expériences homosexuelles, sans que cela fasse de la plupart de ces personnes des homosexuels. Le terme d’homosexuel est donc à manier avec précaution, selon le contexte dans lequel il est utilisé[2].

Ceci vaut d’autant plus si l’on veut, dans le débat actuel sur l’homosexualité, ouvrir le dossier biblique. Notre but n’est pas de fournir des arguments tirés de la Bible à l’un ou l’autre camp. Nous souhaitons plutôt entreprendre une lecture historique et contextuelle des textes de la Bible qui sont fréquemment invoqués dans ce débat. Pour réaliser un tel projet, il est indispensable de consacrer une place importante aux civilisations mésopotamiennes et égyptiennes, car celles-ci ont largement influencé la civilisation israélite[3] et les auteurs de la Bible hébraïque que nous allons traiter d’une manière plus approfondie, sans négliger pour autant les quelques textes néotestamentaires qui pourraient faire référence à des relations homosexuelles. Pour bien comprendre la Bible, il est indispensable de situer les écrits qui la composent dans leur contexte de communication original bien que, dans ce dessein, nous devions recourir, comme toutes les sciences humaines, à des hypothèses. Sans la volonté de prendre en compte ces contextes historiques et culturels, on risque de causer un énorme tort aux textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais aussi à nos contemporains qui considèrent la Bible comme importante pour leur propre vie. L’approche intégriste, qui pense pouvoir utiliser les grands textes fondateurs comme des « livres de recettes » applicables directement en tout temps et pour toute circonstance, manipule d’une manière consciente ou inconsciente ces textes de telle sorte que ceux-ci deviennent des armes idéologiques. Nous nous opposons à une telle utilisation ; nous développons ici un parcours historique et informatif. Si nous employons des termes comme « homosexualité » ou « homosexuel », nous sommes conscients de l’anachronisme de cette utilisation. Selon les contextes, le lecteur comprendra, nous l’espérons, dans quel sens nous les utilisons. (…)

Notre parcours à travers des recueils de lois, des catalogues des présages, des mythes, des récits et des épopées donne l’impression que le statut de l’homosexualité dans le Proche-Orient ancien et dans la Bible est difficile à cerner. C’est peut-être dans cette ambiguïté, qui laisse transparaître le regard et la conception que les sociétés du Proche-Orient ancien avaient de la sexualité, que réside un point central : des rapports homosexuels existent et peuvent même être tolérés dans la mesure où ils demeurent dans les cadres précis des genres et de leurs rôles. La sexualité dans le Proche-Orient ancien reflète généralement la distinction centrale des deux rôles : celui du partenaire actif, l’homme, et du partenaire passif, la femme. Les rapports homosexuels mettent en question cette distinction ; c’est sans doute aussi une des raisons pour laquelle ils sont compris comme « abomination » dans le livre du Lévitique. Cependant, toute société gère les transgressions ; c’est pourquoi des rapports homosexuels sont aussi acceptables, par exemple dans le culte de la déesse Ishtar. Mais pour l’Antiquité, on ne construit guère une alternative entre l’homosexualité et l’hétérosexualité. Si l’on peut tolérer des amitiés, voire des relations amoureuses entre deux hommes, les deux sont également mariés, comme on le voit dans l’exemple du tombeau égyptien et dans l’histoire de David et Jonathan. Notons encore que les rapports homosexuels n’occupent guère les législateurs, à part ceux du Code de sainteté dans le livre du Lévitique, qui n’est pas un code juridique proprement dit mais la tentative de donner une identité éthique au judaïsme naissant. Ce qui est condamné dans les lois assyriennes c’est le viol, hétérosexuel et homosexuel. Il est de toute façon impossible de reprendre des textes bibliques qui reflètent en grande partie les conceptions du Proche-Orient ancien pour en trouver des « recettes » pour nos débats de société. Faut-il rappeler que les auteurs bibliques considèrent l’esclavage comme un donné naturel et qu’ils ne conçoivent pas une égalité entre l’homme et la femme. Il faut prendre au sérieux le fait que la conception de la sexualité et de l’homosexualité dans ces textes anciens de deux millénaires ou plus n’est pas la nôtre. On peut constater que les rapports homosexuels ne font sans doute pas partie des obsessions de ces sociétés, qui peuvent apparemment les accepter dans des contextes précis.

Alors pourquoi est-ce encore un sujet pouvant susciter la polémique lorsqu’on pose la question du statut de l’homosexualité dans certains textes bibliques, et notamment en référence à la figure du roi David ? Cette polémique révèle une mauvaise manière d’interroger les textes. Il ne s’agit pas de savoir si la Bible légitime ou non l’homosexualité, car tel n’est pas le but des rédacteurs. Il paraît tout aussi difficile et apologétique de nier les traits d’érotisme et d’intimité de la relation qui lie David et Jonathan, que de chercher à construire directement sur l’interdiction du Lévitique, une éthique sexuelle que l’on appliquerait ensuite à la fois sur le récit du livre de Samuel pour prouver que David et Jonathan n’étaient pas homosexuels, et sur les couples gays et lesbiens de notre époque pour les condamner.

Il faut poser les bonnes questions. Et les poser d’abord à la radicalité de la tradition judéo-chrétienne. Quelle cohérence y a-t-il aujourd’hui à ne sélectionner que cette seule loi du Lévitique interdisant les rapports sexuels entre deux hommes, tout en considérant les 99% du même Code de sainteté comme ne pouvant plus s’appliquer à notre société ? En quoi l’homosexualité est-elle plus condamnable que l’adultère ? Les deux « transgressions » sont punies de mort dans le Lévitique et pourtant notre société est bien plus intolérante envers la première qu’envers la seconde. Quelle compréhension et quelle interprétation des textes peuvent expliquer un tel éclectisme ? Contrairement à ce que prétendent certains milieux, il ne s’agit pas d’un vrai littéralisme, puisqu’on sélectionne sans indiquer les critères des lois que l’on considère encore valables aujourd’hui. La condamnation de l’homosexualité a une longue tradition dans l’histoire de la civilisation judéo-chrétienne qui est en grande partie liée à une restriction de la sexualité humaine au seul but de la procréation.

Une lecture attentive des textes bibliques situés dans leurs contextes proches-orientaux peut contribuer à une mise en question de cette condamnation récurrente qui apparaît parfois obsessionnelle. L’histoire de Gilgamesh et Enkidu ainsi que le récit biblique de David et Jonathan montrent que les auteurs anciens n’éprouvaient aucune gêne à raconter une amitié entre deux hommes teintée d’érotisme. On ne peut construire à partir de ces récits des modèles directement transposables à notre société. Cependant, l’histoire de David et Jonathan peut constituer un « antidote » à certaines lectures culpabilisantes à partir du Lévitique ou de l’épître aux Romains puisqu’elle relate une relation sans la juger, ni la condamner, préfigurant ainsi le conseil des évangiles : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés » (Luc 6, 37). »


[1] Pour plus de détails on peut consulter F. Tamagne, « Naissance du troisième sexe », L’Histoire n°221, 1998, pp. 48-55.
[2] Voir notamment D. Halperin, « Cent ans d’homosexualité et d’autres essais sur l’amour grec » (Les grands classiques de l’érotologie moderne), Paris, EPEL, 2000, p. 72.
[3] Dès le IVe ou le IIIe siècle avant J.-C., le judaïsme a été également en contact avec l’hellénisme. Nous n’allons cependant pas présenter en détail la question de l’homosexualité chez les Grecs car celle-ci a fait l’objet de nombreuses études (voir par exemple l’ouvrage de D. Halpérin déjà cité et K. J. Dover, « Homosexualité grecque », Grenoble, La Pensée sauvage, 1982).


Copyright Labor et Fides, 2005, Genève, 125 pages (extraits de l’introduction et de la conclusion)