Carrefour de la foi –12 Juin 2008 : Faut-il bénir les couples homosexuels ?

 

L’évolution majeure de la question homosexuelle de ces trente dernières années, a été de considérer l’homosexualité comme un fait, qui s’impose comme tel, et non plus comme un choix de vie plus ou moins volontaire, à juger et à modifier le cas échéant. Ce nouveau regard a permis à la relation homosexuelle de se développer sous la forme d’une vraie vie de couple et de la faire ainsi accéder au statut de la conjugalité.

La question de la reconnaissance juridique de ces couples a fait, et fait encore, l’objet des débats que l’on sait, à propos du pacs tout d’abord, puis maintenant du mariage civil.

La réflexion éthique a parallèlement fait l’objet d’un formidable déplacement : la question n’étant plus de savoir si l’homosexualité est une pratique moralement légitime ou non, mais celle de savoir comment faire pour vivre bien son homosexualité, c’est-à-dire à l’aune de quels critères organiser sa vie homosexuelle pour qu’elle soit une vie moralement bonne.

Enfin, lorsqu’ils sont engagés au plan religieux, beaucoup de ces « nouveaux couples », visibles et nombreux à s’inscrire dans la durée, interpellent leurs Eglises respectives pour solliciter une assistance spirituelle et pour célébrer et bénir leur vie conjugale. Ces Eglises sont en général réticentes à accueillir ces demandes, mais certains pasteurs prennent cependant la responsabilité d’y faire droit.

Je voudrais ce soir d’abord clarifier le débat sur deux points qui peuvent faire difficulté, puis montrer comment la bénédiction d’un couple homosexuel chrétien invite à vivre profondément la richesse spirituelle de la vie conjugale.

 

1- Clarifier le débat

Il faut d’abord admettre qu’il peut y avoir une équivocité des demandes de bénédiction et qu’un discernement des motivations est toujours nécessaire.

Chez les candidats encore habités par une certaine culpabilité consciente ou inconsciente liée à leur homosexualité, la demande de bénédiction peut cacher une réelle difficulté à assumer leur différence, une recherche de compensation, une nostalgie de l’innocence, bref une quête d’approbation et de légitimation. La bénédiction du couple reviendrait alors à célébrer un pseudo-mariage pour faire taire les frustrations et s’assurer une respectabilité à l’égard des hétérosexuels, ou encore, dans une attitude presque magique, espérer une garantie contre l’échec possible du couple vécu sous le signe de la faute ! Cela sonnerait faux.

Or une bénédiction n’est ni un jugement, ni une assurance tout risque. Lorsqu’on bénit une récolte, on la prend pour ce qu’elle est, le fruit de la terre et du travail des hommes. Bénir suppose simplement qu’il y ait quelque chose à bénir, qui a du prix aux yeux de ceux qui demandent la bénédiction : en l’occurrence il s’agit de bénir une vie de couple, pour ce qu’elle est, sans la juger moralement.

Car ce qui est à bénir, c’est d’abord le désir d’un vivre ensemble, enraciné dans un amour éprouvé, librement renouvelé au jour le jour dans la pleine conscience de sa précarité. Pour les homosexuels comme pour les autres, la vie de couple est une histoire d’alliance entre deux êtres humains, vécue au quotidien, chacun désirant mettre ses pas dans les pas de l’autre, en se faisant confiance, pour permettre à chacun de se dévoiler progressivement, de se laisser apprivoiser et de se laisser conduire par l’autre au meilleur de lui-même.  Elle prend toute sa valeur lorsqu’elle témoigne de l’humanité toujours plus grande des relations vécues par les deux partenaires.

Voilà la « chose » à bénir, et les couples demandent cette bénédiction parce qu’ils ne doutent pas qu’elle soit une chose estimable et socialement féconde. Qu’elle illustre, à l’instar d’autres expériences humaines, la lutte contre l’érosion du temps, l’effort d’inscription dans l’éternité d’une réalité humaine fondamentale.

Voila une première clarification, éviter la justification et cultiver la sérénité.

 

Mais qu’est-ce qu’une bénédiction, et quelle différence y a-t-il avec un sacrement ?

Le sacrement s’inscrit dans le registre du signe : c’est un signe sacré (St Augustin) destiné à évoquer, à signifier, à rendre visible un mystère de foi, qui est par lui-même invisible. Il est constitué d’une matière, le pain et le vin par exemple, capable de signifier quelque chose et de faire symbole (le pain = la nourriture qui donne la vie), et sur laquelle une parole solennelle est dite pour greffer une signification spirituelle (= le Christ est mort par amour pour les hommes et les nourrit de sa vie de ressuscité) .

La chose est consacrée, rendue sacrée, retirée de l’usage profane pour devenir ce “signe parlant” qui va rendre présente une réalité spirituelle en elle-même invisible. Le sacrement s’enracine toujours dans un geste et une parole du Christ et prolonge l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ : il constitue un moyen efficace de la communication de sa grâce, d’où sa très grande ritualisation et sa place essentielle dans la vie de l’Eglise. C’est une spécificité chrétienne rare (7 pour les catho-2 pour beaucoup d’églises protestantes)

La bénédiction s’inscrit pour sa part dans le registre de la prière : c’est une action sacrée, mais non un signe sacré. A la différence du sacrement, elle existe dans toutes les religions et n’est pas une spécificité chrétienne. Elle est une forme de prière, plus ou moins solennisée, qui tend à rendre grâce et à attirer d’une façon spéciale la grâce divine sur ce qui doit être béni. En régime biblique, elle se fonde sur l’alliance entre Dieu et l’homme. Plus spécialement en régime chrétien, la demande de bénédiction est l’acte d’un enfant de Dieu qui veut faire la volonté du Père, dans l’imitation du Fils, par la grâce du Saint Esprit.

Elle s’inscrit donc dans la destinée trinitaire du baptisé. Sa finalité est de solliciter la grâce de Dieu pour vivre mieux sa vie de baptisé dans la mort et la résurrection du Christ, et de rendre grâce pour le chemin spirituel déjà parcouru. A la différence du sacrement, la bénédiction est plus individuelle, même si elle est témoignage de foi. Sa portée communautaire est relative car elle n’a pas de fonction signifiante et constituante nécessaire.

S’agissant de la conjugalité, les Eglises chrétiennes sont divisées. Les Eglises catholique et orthodoxe ont fait du mariage, un sacrement avec ses deux éléments constitutifs : la matière de ce sacrement qui tient dans la communauté de vie et d’amour des époux; et la parole du Christ “ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas” (Mt 19/1-9) qui traduit la volonté du Christ de conférer au mariage sa vocation à l’indéfectibilité. Ainsi, le mystère de foi que signifie et que rend visible le mariage-sacrement est l’amour du Christ pour son Eglise : en d’autres termes, l’amour fidèle et fécond des époux signifie et rend visible l’amour fidèle et fécond du Christ pour son Eglise, comme le développe l’épître aux Ephésiens (5/21-33).

Les Eglises protestantes (en général) ne font pas du mariage un sacrement, en l’absence d’une volonté jugée suffisamment explicite du Christ en ce sens. Elles préfèrent bénir les couples qui se marient.

Quoi qu’il en soit, dans l’hypothèse du mariage-sacrement, on peut comprendre que n’importe quelle vie de couple ne peut pas “faire signe” et répondre à cette intention spirituelle du sacrement, et donc que les Eglises soumettent le sacrement du mariage à certaines conditions et le refusent à toute situation nuptiale qui viendrait “brouiller” en quelque sorte la signification du mystère de foi ainsi révélé.

Autrefois, et même encore aujourd’hui en Orient, la question du remariage sacramentel des veufs ou des veuves a été longtemps débattue, un remariage ne pouvant symboliser aussi clairement qu’un mariage unique l’amour unique et fidèle, plus fort que la mort, du Christ pour son Eglise. Aujourd’hui, c’est le remariage des divorcés qui fait question. C’est dans la même ligne qu’il est vain d’envisager actuellement un mariage sacramentel pour un couple homosexuel ! Je crois qu’il n’y a pas lieu de s’en offusquer, le sacrement ayant un rôle spirituel très spécifique.

Mais si tout amour humain ne peut être signe de l’amour du Christ pour son Eglise, et ne peut donc être matière sacramentelle, cela ne veut pas dire, évidemment, qu’il soit impropre à recevoir la grâce de Dieu. Par sa demande de bénédiction, le couple croyant ne fait qu’exprimer son désir de marcher en couple à la suite du Christ et de vivre la spiritualité baptismale, sans prétention sacramentelle. Dans l’évolution actuelle des moeurs, il y a donc une vraie urgence pour les Eglises à reconnaître et valoriser la vérité humaine et la richesse spirituelle de toutes les formes de conjugalité : aussi bien les nouveaux couples formés après un premier échec sanctionné par le divorce, que les couples homosexuels.

Deuxième clarification.

 

2- Le sens spirituel d’une bénédiction de couple homosexuel chrétien.

La bénédiction d’une vie de couple est d’abord prière d’action de grâce pour cette réalité humaine qu’est la conjugalité. Elle est aussi sa présentation à Dieu pour qu’il la baptise, pour qu’il la transfigure par le don de sa grâce. Demander la bénédiction de son couple, c’est vouloir recevoir cette grâce baptismale, c’est s’enraciner en Jésus-Christ mort et ressuscité, pour vivre à deux en enfants de Dieu, en fils adoptifs du Père à la suite de Jésus. La conjugalité entre deux chrétiens prend une « saveur » particulière, et la bénédiction célébrée inscrit leur couple dans l’attitude filiale et dans la dynamique pascale qui caractérisent toute vie chrétienne authentique.

 

Trois lignes directrices peuvent caractériser cette spiritualité :

1. Recevoir comme un don de Dieu l’amour mutuel vécu.

Dieu est amour et la source de tout amour.   Il s’agit donc de croire que le Père embrasse dans un même regard d’amour les deux partenaires qui se désirent en leur chair, parce que d’avance il les a choisis; qu’il les a appelés à la conjugalité pour qu’ils répondent ensemble à l’amour qu’il a pour eux, et cela, en modelant leur affection mutuelle sur l’exemple de l’Amour du Fils pour son Père (cf Rom 8/28-29).

Dans la foi, le couple de baptisés croit que son amour vient du Père, que Dieu les a choisis et les unit pour qu’ils deviennent ensemble ses enfants d’adoption : désormais, c’est en se tournant ensemble vers le Père dans le Fils bien aimé qu’ils peuvent progresser dans leur propre amour réciproque. L’amour humain baptisé se nourrit de l’amour trinitaire : comme le Père et le Fils se reçoivent l’un de l’autre, les époux se reçoivent comme tels du Père par le Fils.

Et de cet échange d’amour jaillit l’esprit (sanctifié) de leur couple, force qui les fait agir et joie de leur existence. Leur affection humaine, marquée initialement du sceau de la force possessive du désir, est appelée ainsi à se convertir en un amour spiritualisé (oblatif) qui est une vraie participation à la vie divine.

2. Faire ensemble la volonté du Père.

Ce n’est pas le grand amour romantique ni l’activisme à deux qui signe l’amour mutuel authentique, mais plutôt l’humble réponse quotidienne aux sollicitations de l’Esprit Saint. Il s’agit de faire la volonté du Père, comme Jésus de Nazareth nous l’a montré durant sa vie terrestre.

Que chacun soit vraiment le bon samaritain responsable de l’autre dans la tendresse échangée et le service mutuel ! Apprendre à voir l’autre comme Dieu le voit : c’est-à-dire sans le juger, en supportant patiemment ses limites, en compatissant et en pardonnant. La vie à deux est une école du pardon, c’est-à-dire “don- par dessus”, pont jeté sur les griefs et les blessures que le choc des ego rend inévitables, pour maintenir intact le lien de l’amour.

Mais l’amour reçu de Dieu, parce que participation à son amour trinitaire, est lui-même communicatif et ne peut se limiter à un face à face. Le couple s’ouvre au service des frères, sous les formes que l’Esprit lui souffle.

3. Partager la promesse de bonheur de Dieu

Voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi (Gal 5/22). Les arrhes du Royaume promis au couple de baptisés, c’est la joie profonde et la sérénité qui habitent leurs coeurs, qui fait dire “en cette maison, le salut est arrivé, le Père et le Fils y ont fait leur demeure”.

Cette promesse est bien sûr soumise “au déjà là et au pas encore” du règne de Dieu sur terre ! Cette paix de l’Esprit est tantôt effective, tantôt seulement objet d’espérance. Elle advient au rythme et par les chemins voulus par la Providence divine qui mène le couple par ombres et lumières.

Le couple doit apprendre à se satisfaire de ce qui lui est donné au jour le jour (c’est le pain quotidien du Notre Père), c’est-à-dire de ce que chacun peut donner à l’autre à un moment donné, en croyant vraiment que c’est le meilleur possible à ce moment là. Telle est la vraie confiance en l’autre, inséparable de la confiance en Dieu même.

Il y a des moments de ténèbres comme à la croix, et des matins de lumière, comme à la résurrection.

Dans les moments plus difficiles, il s’agit de ne pas céder à la fascination des idoles, qu’elles s’appellent liberté ou recherche de l’épanouissement personnel. Ces idoles sèment le désir de la rupture et perturbent la lucidité de l’analyse spirituelle de la situation.  C’est la mémoire du don déjà reçu, du bonheur déjà partagé, qui permet au contraire de tenir et croire en l’avenir.

 

 

Telle est la richesse d’une conjugalité vécue à la lumière du baptême, et c’est une bénédiction de Dieu.

C’est dans cette perspective que toutes les Eglises devraient accepter de bénir les couples homosexuels chrétiens pour les assister dans leur marche vers le Royaume.

La célébration d’une telle bénédiction n’est donc au service d’aucune revendication mais l’expression joyeuse et sereine d’une expérience humaine qui se sait fragile et qui s’en remet à la grâce de Dieu. Elle témoigne d’une expérience de foi et de salut, de résurrection, vécue à deux.

 

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Carrefour de la foi –juin 2008—Michel